Mardi 1er mars 2011
Séance solennelle
Les nouveaux défis de l'éducation

La science en héritage
par M. Pierre Léna,
de l’Académie des sciences

Discours au format pdf

Ouverture

Les merveilles de la science contemporaine enchantent les chercheurs, séduisent ou parfois inquiètent nos sociétés et leur jeunesse, interrogent la conscience morale, bouleversent nos vies par leurs applications. Ce constat, banal, bouscule la transmission de cette science au sein des institutions scolaires dans le monde entier. Evaluations nationales ou internationales, incertitude des professeurs, insatisfaction de bien des élèves, tout exprime la nécessité de changements profonds dans la transmission de l'héritage scientifique à nos élèves. Sans ces changements que je vais évoquer, la société de la connaissance et de l’innovation en Europe n’aura été qu’un beau rêve.

Nous sentons déjà que les échéances prochaines placent l’éducation parmi les questions brûlantes posées à notre pays. Georges Charpak, qui nous a quittés en septembre dernier, l’avait pressenti et l’Académie des sciences vient de rappeler la vie hors du commun de cet immigrant, enfant accueilli par l’école française. Elle lui rend en Grande Salle des Séances un solennel hommage, en présence de tant de femmes et d’hommes, des plus modestes aux plus grands, qu’il inspira. La fécondité de ses intuitions, sa ténacité assortie d’un humour radical pour bousculer, séduire, convaincre, son sens de l’urgence éducative et sa rébellion devant les inégalités ont anticipé, en France et au-delà, le grand changement qui se dessine dans l'enseignement des sciences. L’Académie des sciences veut poursuivre son œuvre, en France et de par le monde.

L'échec de l'élitisme républicain.

Car les déterminations sociales sont devenues redoutables : le niveau d’études de la mère, les échanges langagiers ou les compétences numériques avant l’âge de trois ans, les performances scolaires en fin de cours élémentaire prédisent presque infailliblement le devenir scolaire d'un jeune en fin de collège. 40 % des élèves entrant en classe de 6e ne maîtrisent ni les notions de base des mathématiques, ni celles des sciences de la nature. Quelle égalité des chances pour ces enfants souvent sans aisance langagière, écartés d’une compréhension raisonnée du monde, à la curiosité demeurant en jachère, à l’avenir déjà fermé ? Ces enfants que beaucoup de familles, aux prises avec les difficultés de l’ignorance, du sous-emploi ou de l’immigration, ne peuvent accompagner dans leurs études au collège, ces enfants dont beaucoup seront "orientés" sans choisir leur avenir, ou sans obtenir aucun diplôme (18 % d'une classe d'âge) ? Aussi, lorsque les enquêtes PISA de l’OCDE interrogent les jeunes de 15 ans, elles confirment ce que disent nos évaluations nationales, ce déni de justice que vous avez voulu, Monsieur le ministre, reconnaître publiquement avec courage. Pour un tiers d'une classe d'âge, l'école est demeurée quasi vaine. La débuter à l’âge de deux ans pourrait aider certaines familles, mais comment croire que cela suffira si rien de ce qui suit n’est changé ?

Sans doute un autre gros tiers de ces élèves tire le meilleur de ses études en collège et ira vers l’enseignement supérieur. À bon compte, ceux-là nous rassurent sur l’existence d’une élite scientifique et technique. Celle-ci se renouvelle encore sans difficultés majeures, avec le quart d’une classe d’âge, quart qui au lycée choisit la section S (80%) ou les sections technologiques de l'ingénieur ou du laboratoire (20%). Mais soyons vigilants dans les réformes : de grands risques seraient pris à trop différer la spécialisation en sciences, à mutiler le travail expérimental sans lequel il n’est point de science qui vaille. Georges Charpak rappelait souvent que cette élite, dont beaucoup ne choisissent plus, après leur baccalauréat, des métiers scientifiques, est recrutée sur une population de moins de dix millions d'habitants ! Puissent les nouveaux internats d'excellence infléchir cette situation.

Les enquêtes internationales PISA placent la France à la moyenne, ce dont certains se contenteraient. Mais cette moyenne est une illusion, car elle résulte de ce grand écart entre le tiers excellent et le tiers à l'abandon. La Nation consacre d'immenses ressources à l'éducation – bien que la dépense éducative nationale, croissante en valeur absolue depuis quinze ans, représente en proportion une part décroissante de la richesse du pays. Devant un tel effort consenti, ne peut-on attendre de cette école qu'elle abolisse pour partie de si lourds handicaps sociaux ou familiaux ? Les sciences, tout particulièrement, n’ont-elles pas souvent joué ce rôle d’ascenseur social ? Lors de la création de l’Ecole normale de l’an III en 1795, sur le modèle de l’école révolutionnaire du salpêtre avec le chimiste Claude Berthollet, c'est avec la science que les Conventionnels voulaient atténuer les privilèges de la naissance, pour régénérer l’entendement humain. Or cette science est aujourd'hui devenue le symbole d'une fort rude sélection. Ceci doit changer, car l'héritage qu'elle doit transmettre est, plus que jamais, indispensable à tous les jeunes pour affronter la complexité du monde présent. Nous devons leur apprendre à prélever, organiser, comprendre, exploiter l'information surabondante qui les entoure, à aimer cette intelligence du monde que donne la science.

Voies d'avenir.

Trois voies prometteuses et enthousiasmantes peuvent remettre l’éducation en phase avec la science et le rôle social que celle-ci peut et doit jouer : une transformation de la pédagogie, le développement professionnel des professeurs au contact de la science vivante et de ses acteurs, une conception plus globale du savoir. Un peu partout dans le monde, un consensus plein d'espérance s'établit sur ces trois orientations. Nous les explorons avec nombre d'Académies des sciences, car elles requièrent un travail commun et tout à fait nouveau entre scientifiques, ingénieurs et autorités éducatives. Ainsi l'Allemagne, possédant pourtant un système en apparence plus discriminant que le nôtre dès la classe de 6e, a pris ses mauvais résultats PISA 2000 très au sérieux et en une décennie, a enregistré de vrais progrès.

Une pédagogie nouvelle.

Tout d'abord, une pédagogie nouvelle, celle de l’investigation, mélange subtil d’inductif et de déductif, pratiqué avec bonheur par l'élève : elle n’est pas si nouvelle que cela, puisque la vision d'un Georges Charpak – qu’un enfant ou un adolescent fasse des mathématiques ou des sciences de la nature, autant que d’en apprendre – fut celle de Faraday, de Jean Perrin et de bien d’autres, faisant écho au leidenschaftlich neugierig, ce passionnément curieux d’Albert Einstein. Inutile d’insister ici sur ce message de La main à la pâte, désormais connu, sinon écouté partout, qui percole tout doucement – trop lentement encore – dans nos écoles primaires, comme au Pérou, en Chine, en Serbie ou au Maroc. L'hétérogénéité des classes, que je préfère alors appeler diversité des talents, y est un atout, quand le dialogue et la curiosité, universelle chez les enfants, rejoignent l'universalité de cette science qu'ils découvrent avec un verre d'eau, une bougie, un insecte. Rappelons au passage qu'après seize années d’efforts soutenus de notre Académie des sciences, il demeure encore plus de la moitié de nos classes primaires françaises où les sciences de la nature, figurant pourtant dans les obligations du programme, ne sont pas enseignées !

Dans cette l'école primaire, ne met-on pas à l’excès l’accent sur des apprentissages mécaniques du lire et écrire, oubliant par exemple que l'usage du cahier d’expériences, tel que le pratique La main à la pâte, ne le cède en rien, ni en précision, ni en créativité, à l’écriture d’une poésie ? Vous avez engagé, Monsieur le ministre, une lutte contre l'innumérisme. Vous déplorez que nos CM2 ne sachent plus leurs tables de multiplication, tant cela va plus vite sur leur calculette ou leur téléphone. Pourtant nous savons tous que ces mêmes enfants, sur leur clavier et chaque jour, excellent bien plus que nous dans l’univers numérique, où ils fréquentent des nombres sans le savoir. N’est-ce point cela aussi qu’il faudrait explorer dans un laboratoire de mathématiques où ces élèves s'étonneraient de pouvoir mettre une couleur sous forme d’un nombre, manipulant alors multiplications aussi bien qu’ordres de grandeur ? Mutatis mutandis, une Main à la pâte en mathématiques réduirait sans doute l'effet anxiogène de cette discipline, effet connu qui touche plus de la moitié des filles et presque autant des garçons de 15 ans dans les pays de l'OCDE, sans compter leurs parents !

Des professeurs accompagnés

dans leur développement professionnel, au contact de la science vivante et de ses acteurs. L’accent mis, ces dernières années, sur le processus de mastérisation dans nos universités fait oublier la bien mauvaise situation de notre pays quant à la formation continue de son corps enseignant. Un récent ministre de l’éducation nationale, s’exprimant devant notre Académie, qualifiait de totalement sinistrée la formation continue des professeurs. A l’école, au collège, au lycée, comment un professeur fera-t-il aimer la science à ses élèves sans  en cultiver pour lui-même le goût – fût-ce à un niveau élémentaire –, comme un professeur de lettres cultive la littérature ? Toutes les enquêtes internationales corrèlent la qualité de l’enseignement aux efforts durables de développement professionnel des professeurs. Ce qui est jugé indispensable pour un ingénieur ou un médecin qui, dans leur pratique professionnelle, doivent constamment dépasser les savoirs acquis au cours des études initiales, pourquoi ne le serait-ce pas pour un professeur ? Nos voisins britanniques l'ont compris avant nous, leurs investissements d'avenir ont su mettre en place dix Science Learning Centers répartis sur l'Angleterre depuis 2008, qui rapprochent en permanence de la science vivante un grand nombre de professeurs. Les mathématiques font l'objet d'un effort parallèle. Le rapport que vient d'adresser la Royal Society au gouvernement de Sa Majesté est exemplaire, dans un contexte de manque criant de professeurs pour enseigner les sciences. Et j'ai déjà évoqué l'Allemagne.

Notre Académie s’est résolument engagée pour rapprocher professeurs et monde scientifique, d'abord en soutenant à grande échelle et depuis dix ans un dispositif réussi d'accompagnement des maîtres d'école (ASTEP) par des scientifiques, mettant ainsi en place un dialogue entre ces deux mondes. Dans un Avis rendu récemment, elle s'engage à nouveau par des propositions précises et plus ambitieuses, associant pleinement les professeurs pour que se développent entre eux de féconds échanges d’expériences et un travail d’équipe autour de la science. Il faudra bien sortir un jour de l’impossible arbitrage actuel entre temps de présence devant les élèves et temps de vacances, pour faire place à des moments de développement professionnel structuré au cours de la carrière – ceci tout naturellement au sein d'universités qui avaient quelque peu oublié cette mission mais dont bon nombre semblent prêtes à la ranimer.

Décloisonnement et interdisciplinarité.

Enfin cette troisième orientation : une conception plus globale des savoirs, un décloisonnement des disciplines. Chaque année, l’Académie des sciences distingue les lauréats de ses Prix : ces travaux révèlent l’immensité des savoirs d’aujourd’hui, leur perpétuel mouvement, leurs interactions croisées et souvent improbables, leur degré d’abstraction, leur extrême technicité, leurs surprenantes applications. Des atomes froids à la matière noire de l’univers, ils déchiffrent l’inépuisable complexité du monde. Notre système d’éducation, ne sachant évidemment plus embrasser cette immensité de savoirs, traumatisé, peine à prendre un cap où beaucoup est à réinventer. Il se contente d’aménager des programmes étroitement disciplinaires. Que l’on ne voie pas ici une critique d’institutions ou de personnes, car nombre de pays se heurtent à ces mêmes difficultés.
Que faire lorsqu'en outre une consultation immédiate de Wikipedia offre tant de savoir à des élèves qui ne se privent pas de recopier sans parfois comprendre – 250 millions de sites Web en 2009 ?
Nous considérons plus judicieux d'extraire de cet immense corpus de savoirs un petit nombre de notions de science qui, apprivoisées avec constance et progressivité depuis la maternelle jusqu’en fin de collège, donneront à tous les clés essentielles pour lire le monde et le comprendre. C’est cela que veut notre socle commun, dont un récent rapport du Parlement révèle la bien trop lente pénétration dans un collège encombré de cloisons disciplinaires, difficiles à ébranler. De même, au rythme auquel de nouveaux collèges adoptent un enseignement fondé sur une vision intégrée de la science et de la technologie (EIST), pourtant encouragée par le ministère, sa mise en œuvre pourrait prendre plus d'un siècle !

Le lieu n’est pas ici d’établir cette courte liste de notions clés à caractère fortement pluridisciplinaire, jugées essentielles à tous, liste à laquelle beaucoup s’essaient dans différents pays. Elle donnerait des clés pour comprendre la matière et la cellule vivante, la Terre et sa fragilité, les formes et les surfaces, les nombres et la mesure, le ciel étoilé. Mais ceci ne suffit pas. Les compétences d'observation et de raisonnement, acquises grâce à l’investigation et à des expériences faites en classe, font découvrir la nature même de la science. Par exemple ceci : démontrer en mathématique n’est pas vérifier approximativement sur un dessin que les trois hauteurs d’un triangle sont concourantes. Ou cela : les explications scientifiques acceptées constituent la meilleure représentation possible des faits connus à un moment donné. Ainsi se communique, entre dogmatisme et relativisme, la subtilité de la vérité en sciences et sa lente construction historique. Ainsi peut s’écarter l’apprendre sans comprendre, qui conduit tant de nos concitoyens, parlant de leurs études scientifiques, à avouer sans rougir qu’il ne leur en reste rien !

Enfin, autre décloisonnement, autre cloison disciplinaire à ébranler, la construction inlassable d’un lien fondamental entre science et pratique du français - ce lien que manifeste le Prix annuel décerné par nos deux Académies (l’Académie française et celle des sciences) à une classe de 6e, comme celle qui, ce et celle des sciences) à une classe de 6e, comme celle qui, cette année, était partie à la recherche des sens du mot source. Nous voici bien loin des propos acides d'un François Arago à Alphonse de Lamartine : “Ce n’est pas avec des paroles qu’on fait du sucre de betterave ni avec des alexandrins qu’on extrait la soude du sel marin”. Entendons-nous, ce décloisonnement, ici comme ailleurs, ne signifie pas la banalisation d’un professeur devenu Pic de la Mirandole, il s’appuie au contraire sur son excellence disciplinaire et son goût pour le savoir.

Si notre école du socle, entre cinq et seize ans, pouvait transmettre une telle scienceà tous ses élèves, alors le magnifique Grand Récit du monde, cher à Michel Serres et que dessine la science contemporaine, récit dicible dans toute culture, ne serait plus entendu par nos concitoyens comme un conte de fées, un conte affublé un instant de mystérieux pouvoirs, puis tout aussi vite diabolisé. Car on ne raisonne pas la magie du conte, on s’y abandonne. Au contraire, devenus capables de raisonner, ils comprendraient mieux, chacun à son niveau, l’admirable paysage d'une science faite d’imagination, de raison, de modestie et d’éthique.

Conclusion

Notre Académie propose à notre école primaire, et à son ministre, d'adopter désormais « Lire, écrire, compter, raisonner » comme les quatre fondamentaux de l'école du XXIe siècle. Dans sa lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry avait fait des trois premiers un programme politique. Pourquoi ne pas accepter le défi du quatrième, et le mettre en œuvre avec les mathématiques et les sciences de la nature, écoles privilégiées du raisonnement ?
Votre récent Plan sciences manifeste, Monsieur le ministre, votre attention au sujet qui nous occupe aujourd'hui. Mais le chemin à faire sera long, il va demander de la ténacité, sinon de l'obstination. Il y a seize ans, Georges Charpak semblait prêcher dans un désert, soutenu par l'enthousiasme d'une poignée – 344 exactement – d'instituteurs qui à ses côtés retrouvèrent leur curiosité d'enfant et cessèrent d'avoir peur d'enseigner la science en avouant ne pas connaître la réponse aux questions de leurs élèves. Aujourd'hui, nos Écoles, nos universités ont pris enfin conscience qu'il y avait un problème, mais aussi des solutions à construire avec le corps enseignant, qu'offrir à tous des savoirs et une compréhension de la science était possible. Alors s'augmentera également le vivier des futurs scientifiques, techniciens et ingénieurs et nous verrons se concrétiser l'espoir que formulait Condorcet : Le progrès des sciences assure le progrès de l'art d'enseigner, lequel en retour accélère le progrès des sciences.  Un espoir que partagea Georges Charpak.